Hip-Hop Transnational: Reflets d’Haïti

Hip-Hop Transnational: Reflets d’Haïti

Cet article est également publié en anglais et en créole haïtien.

Considérer le 11 août 1973 comme la date de naissance du hip-hop est inexact. Je ne prétends pas par là diminuer le succès artistique de DJ Kool Herc lors de la légendaire soirée qu’il a organisée ce jour-là dans le sud du Bronx. Mon objectif est plutôt d’attirer l’attention sur les origines multiples et transnationales du hip-hop et, en particulier, sur sa parenté avec d’autres traditions artistiques noires qui façonnent et reflètent l’urbanisme noir.

En tant que native du New Jersey, New-Yorkaise et urbaniste noire dédiée à une approche artistique collective et participative de l'étude des espaces et des lieux noirs, j'utilise des méthodes ethnographiques et la photographie de rue pour documenter les expériences de l'urbanisme noir. Je partage ici une partie de mon travail portant sur le hip-hop francophone “RapQuéb” à Montréal, Québec.

Image 1. Vidéo de la chanson “Légendaire” d’Imposs en collaboration avec Loud, White-B, Tizzo & Rymz. Produit par Banx & Ranx et Gary Wide. Joy Ride Records, 2000.

Urbanisme transnational noir

Sur le morceau “Légendaire,” chanson rap lancée en 2020, Imposs débute ainsi: “C'est nous les freakin' francophones de l'Amérique / On contrôle la ville, on est à la mairie.” Ces paroles audacieuses reflètent les réalités et les aspirations d’Imposs, première génération de canadien d’origine haïtienne. Plus important encore, elles annoncent la prise d’espace transnational de “RapQuéb,” représentant non seulement Montréal, le Québec et le Canada, mais aussi l’ensemble des Amériques francophones.

Image 2. La Maison d’Haïti (LMdH) est un organisme communautaire culturel du quartier Saint-Michel de Montréal. Le centre communautaire LMdH accueille les nouveaux arrivants en leur offrant un accompagnement pédagogique et une formation professionnelle — et Cafe Lakay (“Café de la Maison” en créole haïtien). Photographie par Sophonie Milande Joseph, 2023.

Imposs (Stanley Rimsky Salgado), comme les autres membres de son groupe Muzion, J'Kyll (Jenny Salgado) et Dramatik (Jocelyn Bruno), a grandi dans l'arrondissement montréalais de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension (VSP), une enclave ethnique noire avec une importante communauté de la diaspora haïtienne. L’impact du groupe sur la scène du RapQuéb s’est fait sentir il y a plus de deux décennies avec leur album révolutionnaire, Mentalité Moune Morne. . . (Ils n'ont pas compris) (1999). Le disque vinyle de longue durée a proposé une analyse critique de la vie urbaine des Noirs à la fin du XXe siècle en Amérique du Nord, en commençant par son titre. Celui-ci se traduit mot à mot par “la mentalité des gens mornes . . . (ils n'ont pas compris).” Mais pour Muzion, “moune morne” est une expression de la mentalité de celui qui résiste à la marginalisation. C’est surtout un jeu de mots qui témoigne des racines transnationales de Muzion: une traduction du genre faux amis, chargée de double sens, de l'expression créole haïtienne mantalite moun mòn (mentalité des gens de la montagne) transposé vers le français mentalité des gens tristes. C’est aussi un clin d'œil à la proverbiale description du paysage haïtien en ces termes : “au-delà des montagnes, il y a [plus de] des montagnes.” Le titre de l’album fait également allusion à la source du nom de Montréal: la colline du Mont-Royal. Bien qu'elle ne mesure que 240 mètres de haut et qu'elle soit principalement utilisée pour son parc du Mont-Royal, elle constitue le point culminant de la ville et souvent les habitants l'appellent affectueusement “La Montagne.”

Image 3. Vue plongeante du centre de Montréal à partir du Parc Mont-Royal. 2023.

Image 4. Parc Frédéric-Back, Montréal. Photographie par Sophonie Milande Joseph, 2023.

Pour les nouveaux migrants transnationaux, les espaces publics comme les parcs revêtent souvent une signification particulière. À VSP, l'espace public le plus proche et le plus grand est le parc Frédéric-Back. Ancienne carrière et lieu d'injustice environnementale, la ville a racheté le site en 1988 pour l'utiliser comme décharge avant de décider, en 1995, de le transformer en parc. Une fois terminé, il deviendra l’un des plus grands parcs de Montréal, avec une superficie de 153 hectares. Certaines rénovations du parc Frédéric-Back ont été menées par le gouvernement. Une grande partie du travail, cependant, a été entreprise par des membres de la communauté, y compris des haïtiano-canadiens engagés dans une planification dirigée par les citoyens. Ce sont des voisins et voisines, dont un groupe maintenant connu sous le nom de Projet 45, qui ont, par exemple, créé un parc de patinage dans le modèle “à faire soi-même”, populaire non seulement pour ses rampes, mais aussi comme toile de fond pour les éléments d'urbanisme noir, y compris les graffitis et la musique. C'est là que les patineurs et artistes hip-hop de la zone superposent leur art pour créer des séances photo et des vidéos pour accompagner leurs nouveaux morceaux et annoncer des événements. La communauté a également pris l'initiative de créer un jardin communautaire adjacent, dont les produits sont grillés pendant que les voisins discutent et que les patineurs montrent leurs talents.

Le contenu créé au sein du parc et inspiré par celui-ci — y compris certains contenus de Muzion — constitue une forme d’anthropologie de rue et de sociologie visuelle qui enregistre les expériences et les aspirations des enclaves ethniques noires. Par exemple, “La vi ti nèg” (la vie du petit bonhomme) de Muzion, est à la fois un appel et une réponse pour que la communauté immigrante noire se rassemble pour planifier l’avenir des Noirs. Les paroles documentent poétiquement les luttes des communautés d'enclaves ethniques à faible revenu, d'immigrants noirs, y compris leur résistance à l'oppression. Son clip dépeint les débats au sein de la diaspora haïtienne locale et, à travers un montage d'urbanisme noir, les réalités de la vie de rue et de l'organisation communautaire à VSP et au-delà.

Grandissant à des centaines de kilomètres de là, dans le New Jersey — dans un mélange de zones urbaines noires et de banlieues à prédominance blanche — la vidéo de Muzion reflète bon nombre de mes propres expériences vécues en tant que première génération d'américain d’origine haïtienne. En tant qu'adolescente, cela m'avait assez ahuri. Voilà des gens qui me ressemblaient et parlaient de préoccupations familières en matière de justice sociale — mais dans une autre langue.

Les Origines d’une Communauté: Trains et Jazz

Les contextes d’urbanisme contribuent à créer les conditions propices à l’épanouissement de l’art noir. Au départ, c’est la construction de lignes ferroviaires qui a contribué à donner naissance à la première enclave ethnique noire de Montréal, La Petite-Bourgogne. En 1836, le service de train public commença à circuler à proximité de la ville. La Petite-Bourgogne s'est ainsi développée autour de deux gares ferroviaires et était fortement peuplée de porteurs de voitures Pullman. À partir de là, Montréal voit une concentration croissante d’urbanisme et de culture noirs transnationaux, d’abord à travers le jazz et, au cours des dernières décennies, à travers le rap. De ce point de vue, nous pourrions situer les origines du hip-hop, au moins en partie, dans le cheval de fer. Malheureusement, comme de nombreuses enclaves noires en Amérique du Nord, la Petite-Bourgogne a été rasée au nom du renouveau urbain à partir du milieu des années 1960.

Image 11. Namori Cissé est un chanteur, batteur, auteur et compositeur de Côte d’Ivoire vivant à Montréal. Sa musique est influencée par le reggae, le rock, le folk et le soul d’origine, et son style vestimentaire fusionne les styles hip-hop mondiaux, comme dans ce remix du chapeau renversé et de la chemise à imprimés africains. Ici, il joue de l’afro-jazz à La Petite Marche, Montréal. Photographie par Sophonie Milande Joseph, 2023.

Image 12. Le soir du spectacle de Cissé, la rue devant La Petite Marche était bondée. Photographie par Sophonie Milande Joseph, 2023.

Praticien Réflexif

En 1955, l’architecte et urbaniste haïtien Albert Mangonès a publié une série d’essais dans la revue Reflets d’Haïti plaidant en faveur du recours à la planification pour contrer l’étalement urbain de Port-au-Prince qui s’accélérait avec la migration des résidents des campagnes vers les villes. Il a notamment appelé à la création d’une commission “urbanisme” et à l’habilitation des membres de l’association professionnelle nouvellement créée, l’Association des Ingénieurs et Architectes Haïtiens (AIAH), représentant les ingénieurs civils, les architectes et les urbanistes, à intervenir.

Image 13. Pétion-Ville, Haïti, dépassée par l’étalement urbain s'étirant depuis Port-au-Prince. Face à la migration rapide des gens de la campagne vers les villes au cours du XXe siècle, des architectes comme Albert Mangonès se sont efforcés de contenir la croissance urbaine, mais n’y sont pas parvenus. Photographie par une amie de l’auteure qui préfère rester anonyme, 2017.

Les idées de Mangonès — comme celles d’autres membres de l’AIAH — ont été façonnées par des réseaux éducatifs, professionnels et culturels transnationaux. Mangonès avait étudié à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles et, en 1942, fut diplômé du programme d’architecture de l’Université Cornell. Durant son parcours, il a rencontré une variété d’espaces transnationaux d’urbanisme noir, tels que l’Harlem de l’époque de la Renaissance, qui l’a inspiré. Mangonès était également un artiste et défendait les arts comme outil pour améliorer la vie urbaine. En 1944, peu après son retour en Haïti, il co-fonde le Centre d'Art de Port-au-Prince, qui jouera un rôle majeur dans l'identification et la formation des artistes en Haïti — et anticipe la manière dont la planification culturelle, au cours des générations plus récentes, deviendra essentielle à l’organisation communautaire. Comme le dit le refrain de “la vi ti nèg”, “lavi a pa fasil, se pou sa nou rasanble” [la vie n'est pas facile, c'est pour ça qu'on se rassemble].

Lorsque François Duvalier, alias “Papa Doc”, accède au pouvoir en Haïti en 1957, il suit les recommandations de Mangonès en créant des Commissions d'Urbanisme. Malheureusement, le manque d’apport démocratique — ici et sous le régime de Duvalier — donna lieu à une ère dictatoriale qui envoya des vagues d’artistes et de professionnels haïtiens à l’étranger, notamment à Montréal. Les immigrants haïtiens et leurs enfants qui ont contribué à l'essor de la culture hip-hop québécoise, une génération plus tard, ont incarné le tournant culturel. Des rues aux cabines d’enregistrement, des artistes comme Muzion ont traversé les frontières géographiques, culturelles et linguistiques pour connecter la diaspora africaine via l’art participatif, transformant ainsi l’expérience de l’urbanisme noir.

Refléter la diaspora

Lorsqu’une communauté se rassemble, elle commence à voir des reflets d’elle-même. Les enclaves ethniques noires historiques telles que la Petite-Bourgogne ont été créées par les premières communautés afro-canadiennes telles que les Afro-Néo-Écossais, les Afro-Métis, les Afro-antillais et les porteurs Pullman de passage des États-Unis. Les enclaves ethniques noires d’aujourd’hui comme VSP et Montréal Nord, loin de la Petite-Bourgogne, se sont développées avec les vagues ultérieures de migration afro-caribéenne et africaine continentale.

Bon nombre des premiers immigrants haïtiens, après l'ascension de Duvalier, appartenaient à l'élite instruite : médecins, universitaires, enseignants et autres professionnels. Parmi eux se trouvait Frantz Voltaire. Voltaire arrive à Montréal pour la première fois en tant qu'étudiant, mais revient en Haïti après avoir terminé ses études universitaires. À la fin des années 1970, le président Jean-Claude “Baby Doc” Duvalier, fils de Papa Doc, le fit emprisonné. Voltaire s'installera définitivement à Montréal en 1979.

Au Canada, Voltaire s'est bâti une réputation d'érudit axé sur la communauté. En tant que professeur à l'Université du Québec à Montréal, il a eu l'idée de créer un centre de films et de publications — non seulement des œuvres haïtiennes, mais aussi des œuvres d'autres auteurs afro-antillais et afro-canadiens. De cette idée est né le Centre International de Documentation et d'Information Haïtienne, Caribéenne et Afro-canadienne (CIDIHCA). Célébrant maintenant son quarantième anniversaire, il est devenu une importante institution canadienne noire pour la documentation, la préservation et la diffusion des connaissances sur l'urbanisme noir canadien.

Image 14. Selfie de l'auteure (à gauche) avec Leslie Voltaire de CIDIHCA et Abigail Moriah du Black Planning Project. Photographie par Sophonie Milande Joseph, 2023.

Après l’arrivée au pouvoir de Baby Doc en 1971, le nombre et les antécédents des immigrants haïtiens arrivant au Canada vont radicalement changer. À partir du début des années 1970, les éléments de cette deuxième vague étaient plus jeunes et moins instruits que ceux des années 1960 dont beaucoup étaient des professionnels hautement qualifiés. Confrontés à la discrimination et à l’oppression, la jeunesse, les étudiants et les dirigeants communautaires haïtiens ont créé des organisations en réponse aux besoins de la communauté noire.

En 1972, La Maison d’Haïti (LMdH), un organisme culturel communautaire de Montréal, est fondée dans le but d’accueillir les nouveaux arrivants et de leur offrir un soutien scolaire et une formation professionnelle. Un an plus tard, le Centre N A Rive (CNAR): Centre d'alphabétisation et d'insertion sociale est créé, offrant aux nouveaux arrivants une programmation plus essentielle. De nombreuses autres organisations de planification culturelle et communautaires haïtiennes, caribéennes et/ou canadiennes noires existant à Montréal aujourd'hui datent de ce moment.

Image 15. La 15ème Journée Annuelle du livre haïtien au CNAR, 19 août 2023. Photographie par Sophonie Milande Joseph.

Image 16. Ma Planète, Mon Futur était le thème de la Journée internationale annuelle de la jeunesse organisée à LMdH, 12 août 2023. Un groupe de jeunes présente un sketch musical pour raconter des histoires sur l'environnement. A l'extrême droite se trouve Josué Corvil, conseiller municipal représentant VSP. Photographie par Sophonie Milande Joseph.

#lehoodestfatigué (The Hood Is Tired)

Si le hip-hop n’est pas né le 11 août 1973 dans le Bronx, quand cela s’est-il donc produit? Faut-il un anniversaire? Peut-être pas. Pourtant, la commémoration compte. La soirée de DJ Kool Herc dans la salle de jeux de son immeuble a certainement eu un impact sur le paysage culturel et physique de la ville de New York. Il y a quinze ans, Herc a travaillé avec les locataires de l'immeuble pour l'acheter dans le but de le sauver du sous-financement et de la négligence: fléaux de la plupart des logements privés et subventionnés par l'État construits au milieu du XXe siècle. Plus important encore, à seulement trois kilomètres de là, le nouveau Musée du hip-hop, dont l'ouverture est prévue en 2025, est en construction. Il représente la planification du patrimoine à son meilleur.

Image 17. Selfie de Cash Boy Reg et de l’auteure. Photographie par Sophonie Milande Joseph, 2023.

De retour à Montréal, à VSB, un autre nœud de l'histoire du hip-hop, la jeunesse haïtienne, les étudiants et les dirigeants communautaires ont poursuivi le développement communautaire par le biais d'organisations communautaires constituées en société. Mais d’autres ont choisi l’ethnographie de rue et la pratique artistique pour lutter contre des problèmes de planification et de politique difficiles. En créant un art public qui enregistre et diffuse les expériences de l'urbanisme noir, la culture hip-hop transnationale de RapQuéb — représentée dans les paroles d'Imposs, mais aussi dans la comédie “hip-hop” de Cash Boy Reg (Reggie Casimir Jr.), qui utilise #lehoodestfatigué comme hashtag pour son art socialement conscient — reflète ces luttes communautaires.

Note de l'auteur: Cet article a été produit dans le cadre de New City Critics un programme de bourses de la Ligue architecturale/Urban Omnibus et Urban Design Forum visant à donner à des voix nouvelles, intrépides et diverses la possibilité de remettre en question la façon dont nous comprenons, concevons et développons nos villes. Cet article a été traduit de l'anglais par Stéphania Musset.

Citation

Sophonie Milande Joseph, “Hip-Hop transnational: reflets d'Haïti”, PLATFORM, 13 Nov., 2023

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